Autopsie d’une injustice bancaire

 

Autopsie d'une injustice bancaire

Image: domaine public

Je suis un avocat d’affaires. À l’écoute de ses clients d’affaires. Qui plaide des causes devant les tribunaux pour ses clients d’affaires.

Un avocat d’affaires. Point à la ligne.

Mais un jour…

L’appel téléphonique

Un jour, un client d’affaires me téléphone:

– Maître, j’aimerais savoir si vous pouvez faire quelque chose pour l’une de mes amies. Elle m’a raconté son histoire. Et je suis d’avis que si quelqu’un peut l’aider, c’est bien vous.

– De quoi s’agit-il en bref?

– D’une réclamation contre une banque.

Réflexe silencieux d’un avocat d’affaires habitué de représenter des clients d’affaires:

– (Cette dame est mieux de ne pas rêver en couleur.)

Réflexe naturel d’un avocat d’affaires habitué de satisfaire des clients d’affaires:

– Fixons un rendez-vous de ce pas.

Rendez-vous fixé en soirée car la dame travaille durant la journée.

Les gens ordinaires ne peuvent pas rencontrer un avocat durant la journée car leur punition est double: leur salaire est coupé et l’avocat doit être payé.

La première rencontre

En soirée, le client corporatif me présente donc son amie. Elle se prénomme Diane. Première impression: quelqu’un de bien. Un regard honnête. Une attitude franche. Bien habillée, sobrement, avec goût. Une humilité et une retenue propres aux gens ordinaires.

Maintenant son histoire.

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Il était une fois… Diane et son conjoint Albert, mariés depuis vingt-cinq ans. Ils vivent heureux dans leur maison de rêve située sur le bord d’un lac. Dans une petite municipalité. Où chacun connaît l’autre. Où chacun veut tout connaître de l’autre. Où il est impossible de se cacher. Ou de garder un secret. Dans une petite municipalité de gens ordinaires.

Diane est secrétaire. Albert est représentant. Les deux travaillent. Pas le choix. Il faut bien payer l’hypothèque. Car leur maison est hypothéquée. Le lot des gens ordinaires.

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Depuis vingt ans, Diane et Albert font affaires avec la même banque. Avec la même succursale de la même banque. Située toujours à la même adresse civique. Dans la même petite municipalité où chacun connaît l’autre. La loyauté des gens ordinaires.

Depuis vingt ans, Diane et Albert font des emprunts d’argent à la banque. Pour acheter une maison. Puis une seconde maison. Les besoins financiers des gens ordinaires.

Depuis vingt ans, Diane et Albert remboursent rubis sur l’ongle les prêts consentis à eux par la banque. Jamais de retard. Des clients parfaits. La parole des gens ordinaires.

Depuis vingt ans, Diane et Albert font entièrement confiance à la banque. Aux spécialistes qui y travaillent. Qui écoutent. Qui conseillent. Qui ont à cœur les intérêts des clients de la banque. Du moins qui donnent l’impression d’écouter, de conseiller et d’avoir à cœur les intérêts des clients de la banque. La confiance des gens ordinaires.

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Diane et Albert ont un fils. Ils aiment beaucoup leur fils. Ce fils veut se lancer en affaires. Il a besoin d’argent. Il est jeune. Il n’a rien. Rien de tangible du moins. Juste sa jeunesse, son ambition, ses rêves, sa fougue, sa bonne volonté, sa ténacité, son courage et son enthousiasme. Autrement dit rien de bien tangible pour une banque. Qui puisse l’inciter à délier les cordons de sa bourse et à lui prêter un montant d’argent.

C’est bien connu. Pour pouvoir emprunter de l’argent à une banque, il faut être quelqu’un. Au niveau économique. Pas nécessairement au niveau humain. La réalité des gens ordinaires.

Une petite dame de la petite municipalité est disposée à prêter le montant d’argent nécessaire au fils. Une garantie est cependant exigée: la signature de ses parents Diane et Albert à titre de cautions.

Diane et Albert ont un fils. Ils aiment beaucoup leur fils. Ils s’engagent donc à titre de cautions. Comme le font les gens ordinaires pour leurs enfants.

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L’aventure du fils en affaires tourne mal. Rêves brisés, économies envolées. Le fils ne peut rembourser le prêt consenti par la petite dame de la petite municipalité. Diane et Albert sont cautions. Ils doivent payer. Dans la petite municipalité, chacun connaît l’autre. On ne peut pas se défiler de ses obligations. On ne veut pas se défiler de ses obligations. C’est impensable. On remplit ses obligations. C’est tout.

Mais Diane et Albert n’ont pas l’argent pour rembourser la somme due à la petite dame de la petite municipalité. Ils se tournent donc vers la banque. Celle en laquelle ils ont confiance. Depuis vingt ans. Celle dont les spécialistes écoutent, conseillent et ont à cœur les intérêts des clients de la banque. De Diane et d’Albert. Des gens ordinaires.

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Un rendez-vous est fixé. Avec un spécialiste de la banque. Un dénommé Leblanc.

C’est la première fois que Diane et Albert rencontrent Leblanc. Il travaille pour la banque depuis trente ans. Il est directeur des prêts commerciaux. Il aide actuellement le département des prêts non-commerciaux, débordé de demandes d’emprunt formulées par des gens ordinaires.

Leblanc reçoit Diane et Albert. Pendant vingt minutes. Seulement. Dans le passé, une spécialiste de la banque recevait Diane et Albert pendant au moins une heure. Sinon deux. Pour écouter. Pour conseiller. Pour avoir à cœur les intérêts de Diane et Albert, clients de la banque. Depuis si longtemps.

Vingt minutes seulement. Questions posées par Leblanc: but de l’emprunt, coordonnées de résidence et d’emploi. C’est tout. Pas de conseil. Sauf un: consolider l’emprunt hypothécaire de la maison avec ce nouvel emprunt, pour n’en former qu’un seul, un nouveau.

Un conseil? Non, une décision. De Leblanc. Que disent Diane et Albert? Que peuvent-ils dire? Rien. Ils ne connaissent pas cela. Le spécialiste est en avant d’eux. Celui qui les écoute. Qui doit les écouter. Celui qui les conseille. Qui doit les conseiller. Diane et Albert ont confiance en la banque. En ses spécialistes. Depuis vingt ans. Ils continuent d’avoir confiance. Comme les gens ordinaires qui font confiance aux spécialistes.

Diane et Albert sont invités à partir. Sur le pas de la porte, Leblanc lance d’un air pressé:

– Ah oui, voulez-vous de l’assurance-vie pour garantir le remboursement de votre emprunt?

Quelle question! Bien sûr que Diane et Albert veulent de l’assurance-vie. Comme ils en ont toujours voulu pour tous leurs emprunts antérieurs. Toujours à la même banque.

L’avantage de l’assurance-vie est énorme. Si l’un des conjoints décède, l’emprunt est automatiquement remboursé. Le conjoint survivant peut dormir en paix. Seul, en pleurs mais en paix. Financière du moins.

Leblanc ne pose aucune autre question. Diane et Albert s’en vont. Étonnés de la brièveté de leur rencontre avec Leblanc. Mais tout de même confiants dans le professionnalisme de la banque. Dans le professionnalisme de ses spécialistes.

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La demande d’emprunt de Diane et Albert est acceptée par la banque. L’évidence même. Des clients parfaits. Sans problèmes. Qui paient. Une simple formalité.

Avant le déboursé du prêt, Leblanc téléphone à Albert. Il lui demande de venir le rencontrer avec Diane pour signer les papiers d’assurance. Il fixe un rendez-vous pour le lendemain à midi. À midi car c’est uniquement durant l’heure du déjeuner que les gens ordinaires peuvent s’occuper de leurs affaires personnelles.

Le lendemain, à midi, Diane et Albert se rejoignent à la porte de la banque et entrent ensemble. Un comptoir d’accueil. Une préposée que Diane et Albert voient pour la première fois:

– Oui?

– Nous avons rendez-vous avec monsieur Leblanc.

– C’est à quel sujet?

– Pour signer des papiers d’assurance pour notre nouvel emprunt.

– Quel est votre nom?

– Diane … et Albert ...

La préposée se retourne, prend une enveloppe, en extrait le contenu et le tend à Albert:

– Signez ici.

C’est tout. Rien d’autre. Pas de questions. Pas de conseils. Non. Un ordre. Tout simplement.

Diane et Albert sont là, debout devant le comptoir d’accueil. Avec des gens debout derrière eux. Qui attendent eux aussi d’être accueillis. De la même façon. Qui mettent subtilement de la pression sur Diane et Albert. Afin qu’ils cèdent leur place devant le comptoir. La pression des gens ordinaires sur les gens ordinaires. Dans une petite municipalité où chacun connaît l’autre. Où chacun veut tout connaître de l’autre.

C’est tout. Rien d’autre. Pas d’invitation à lire le document d’assurance. Pas d’invitation à s’asseoir à côté, à une table, dans une petite pièce, dans un bureau inoccupé. Non, rien.

Pourtant un rendez-vous avait été fixé avec monsieur Leblanc. Où est-il donc? La préposée à l’accueil le confirme: il est parti déjeuner. Déjeuner? Diane et Albert doivent empiéter sur leur heure de déjeuner pour venir à un rendez-vous. Leblanc, celui qui a fixé ce rendez-vous, n’est pas là car il est parti déjeuner… Le spécialiste qui écoute, qui conseille, qui a à cœur les intérêts de Diane et Albert, est parti déjeuner…

La pression des gens ordinaires de la file d’attente qui s’est formée derrière Diane et Albert a raison de ces derniers. Ils signent le papier d’assurance sans avoir le temps, le goût, les circonstances appropriées et l’environnement adéquat pour le lire. Ils s’en vont. Prendre une bouchée à la sauvette, pendant les quelques minutes qu’il leur reste avant de retourner travailler. Comme les gens ordinaires qui s’occupent de leurs affaires personnelles pendant l’heure du déjeuner.

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Quelques jours plus tard, le prêt est déboursé par la banque. Son produit rembourse la somme due à la petite dame de la petite municipalité ainsi que l’emprunt hypothécaire antérieur de Diane et Albert.

Les nouveaux paiements hypothécaires s’effectuent automatiquement, comme dans le passé, au moyen de retraits préautorisés du compte bancaire de Diane. Albert contribue au versement régulier de sommes d’argent dans ce compte bancaire, afin de s’assurer que la banque soit remboursée de son prêt. Toujours. Sans défaut. Sans problèmes.

Jusqu’ici, tout va bien. Diane et Albert ont rempli leur obligation à titre de cautions en remboursant intégralement la petite dame de la petite municipalité. Diane et Albert ont rempli leur obligation à titre de parents en sortant leur fils d’un mauvais pas financier. Ils n’exigeront sans doute jamais de leur fils qu’il leur rembourse l’argent versé à la petite dame de la petite municipalité. Ils aiment leur fils. Comme les gens ordinaires aiment leurs enfants.

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Six mois plus tard, Albert meurt. Du cancer. Subitement. D’épouse comblée, Diane se transforme en veuve éplorée. C’est dur quand une vie d’adulte a toujours été vécue en duo, puis en trio.

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Après les obsèques, il faut régler les choses financières. C’est toujours Albert qui s’occupait de ces choses-là avant son décès. Maintenant, c’est au tour de Diane. De le faire. D’apprendre à le faire. Forcément.

Diane se rappelle que l’emprunt effectué à la banque est assuré. Elle cherche donc le papier d’assurance. Cherche. Cherche encore. Ne le trouve pas. Elle téléphone à la banque et demande une photocopie du papier d’assurance, dont elle croit avoir égaré l’exemplaire qu’on lui aurait remis lors de l’octroi du prêt. Elle s’impute la responsabilité d’avoir égaré son exemplaire. Comme le font les gens ordinaires.

À la banque, on lui demande de venir chercher le papier d’assurance. On n’offre pas de lui envoyer le document par la poste. Diane empiète donc sur son heure de déjeuner pour aller à la banque. Elle y va avec son frère. Qui la soutient durant cette période difficile de sa vie. Comme les gens ordinaires se soutiennent entre eux.

Au comptoir d’accueil, la préposée remet le papier d’assurance à Diane. Pas une photocopie. Plutôt son exemplaire. De couleur bleue. L’exemplaire qu’elle et Albert auraient dû recevoir lors de l’octroi du prêt:

– Je pouvais bien ne pas trouver mon exemplaire du papier d’assurance. C’est vous qui l’aviez dans votre dossier!

Cela est dit comme une simple constatation. Sans acrimonie, ni plainte, ni grincement de dents. Un fait, c’est tout.

Elle repart donc avec son frère et le papier d’assurance. Elle est contente, Diane, d’avoir enfin son papier d’assurance. La preuve tangible de sa sécurité financière.

Diane ne lit pas le papier d’assurance. Confiante que tout a été rempli de façon professionnelle par Leblanc. Le spécialiste de la banque.

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Elle adresse une réclamation à la société d’assurance. Elle lui demande d’acquitter le solde des versements hypothécaires. De lui enlever cette charge financière pour le futur. Conformément au contrat d’assurance qui couvre le prêt consenti par la banque.

Une correspondance s’échange entre Diane et la société d’assurance.

Puis le coup fatal est porté par la société d’assurance. Elle refuse de payer le solde de l’emprunt dû à la banque par Diane et feu Albert.

Remarquez que, pour un avocat, il n’y a rien d’étonnant qu’une société d’assurance ne veuille pas régler une réclamation. J’ai d’ailleurs une opinion très personnelle sur les sociétés d’assurance.

Pourquoi la société d’assurance refuse-t-elle de payer le solde de l’emprunt dû par Diane et feu Albert à la banque?

Parce que, sur le papier d’assurance, qui est en fait un questionnaire médical, Diane et Albert ont omis de dévoiler un fait. Ils n’ont pas dévoilé que six mois avant la formulation de la demande d’emprunt, Albert s’était fait enlever un œil, à cause d’une tumeur cancéreuse.

Diane est effondrée. Anéantie. Seule au monde. La solitude des gens ordinaires.

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Puis, Diane se relève. Comme doivent le faire les gens ordinaires. Ils n’ont pas le choix. Ils n’ont jamais le choix.

Elle commence à lire le papier d’assurance qu’elle est allée chercher à la banque en compagnie de son frère. Elle est stupéfaite:

• plusieurs crochets (oui ou non) ont été apposés en réponse à des questions médicales qui n’ont jamais été posées par Leblanc, que ce soit à elle ou à feu Albert;

• certaines réponses à des questions médicales sont inexactes;

• certaines questions médicales ne sont suivies d’aucune réponse.

Pourtant sa signature et celle d’Albert apparaissent bel et bien sur ce formulaire.

De plus, elle aperçoit la signature de Leblanc, apposée juste au-dessous du texte suivant:

« Je déclare avoir été présent lorsque cette proposition a été remplie et avoir été témoin de toutes les signatures qui y sont apposées. J’ai remis la copie du certificat d’assurance au(x) proposant(s). »

Pourtant c’est faux. Tout à fait faux.

Jamais Albert et elle n’ont signé ce formulaire d’assurance en présence de Leblanc. Il était parti déjeuner. Eux, ils étaient seuls au comptoir d’accueil. Avec des gens ordinaires en arrière d’eux.

Jamais Albert et elle n’ont reçu le certificat d’assurance de Leblanc. C’est après le décès d’Albert que Diane l’a reçu. Au comptoir d’accueil. En présence de son frère.

Pourtant Diane se dit qu’il est impossible qu’un spécialiste de la banque puisse mentir. Pas un spécialiste qui écoute, conseille et a à cœur les intérêts des clients de la banque. Pas un spécialiste de la banque. De la banque en laquelle Diane et Albert avaient confiance. Depuis vingt ans.

Que s’est-il passé?

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Mais Diane n’a guère le temps de réfléchir. Elle doit s’occuper des choses urgentes. Urgentes aux yeux de la banque. C’est-à-dire rembourser les mensualités non versées pendant l’attente du verdict de la société d’assurance. Diane doit puiser dans son régime de pension pour payer les arrérages. Elle paie. Comme le font toujours les gens ordinaires.

Diane est secrétaire. Simplement secrétaire. Seulement secrétaire. Son salaire ne peut, à lui seul, payer les versements hypothécaires et toutes les autres choses de la vie. De la vie des gens ordinaires.

Elle doit vendre sa maison de rêve sur le bord du lac. Elle la vend. Elle paie la commission de l’agent d’immeubles. Elle déménage ses biens, ses souvenirs, ses peines. Elle s’en va en appartement. Un petit appartement.

Plus de compagnon de vie, plus de maison de rêve, plus d’argent pour Diane. La peine des gens ordinaires. Le désespoir des gens ordinaires.

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Pendant deux ans, Diane ne fait rien. Ne revendique rien. Elle suit le conseil d’un quidam:

– Ne t’attaque pas à une banque, tu n’as aucune chance.

Donc elle se tait. Le silence des gens ordinaires.

Jusqu’à aujourd’hui.

Fin de l’histoire.

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Bouleversé je le suis. La carapace de l’avocat d’affaires en prend un coup. Quelques larmes font discrètement leur apparition dans mes yeux. Totalement éblouis par une dame, une dame pauvre, une dame ordinaire, une dame sans aucun moyen financier lui permettant de payer les honoraires d’un avocat.

Il est humainement impossible que je puisse laisser cette dame seule avec son malheur. Il y a sûrement quelque chose à faire. Il y a sûrement une injustice à réparer.

Je propose donc à Diane une entente pour mes honoraires. Elle les paiera si on gagne. Sinon, elle ne les paiera pas. Elle accepte.

Et l’affaire Diane … -vs- Banque … commence donc.

La préparation de la cause

Diane et moi avons plusieurs rencontres. Elle répond à toutes mes questions. Avec franchise. Elle me fournit une multitude d’informations et de documents. La collaboration des gens ordinaires.

Après plusieurs mois de préparation, l’action judiciaire est signifiée par huissier à la banque. À la succursale située dans la petite municipalité. Où chacun connaît l’autre.

La succursale refile l’action judiciaire au siège social de la banque. Qui retient les services d’un gros cabinet d’avocats. Les gros canons. La peur des gens ordinaires.

L’interrogatoire hors cour de Diane

L’avocat de la banque veut interroger Diane hors cour. Pas de problème. La routine.

Je prépare donc Diane pour cet interrogatoire hors cour. Qui va permettre à l’avocat de la banque de jauger Diane. D’apprécier sa capacité de répondre aux questions tortueuses. D’évaluer son talent pour éviter les pièges qui lui seront tendus. Car pièges il y aura. Sûrement. Diane n’est plus cliente de la banque. La banque va se défendre. Toutes griffes dehors. Contre son ancienne cliente. L’accablement des gens ordinaires.

L’interrogatoire hors cour de Diane a lieu. Au palais de justice. Dans une petite pièce. Mal aérée. Mal insonorisée. En présence d’un sténographe. Qui reproduit les paroles de Diane. Pendant une heure.

Diane est admirable. Je suis ébloui par cette cliente issue d’une petite municipalité de gens ordinaires. Ébloui par sa façon posée, naturelle et humble de répondre aux questions tortueuses de l’avocat de la banque. Ébloui par sa simplicité, sa franchise et sa bonne foi qui transpirent de chacune de ses réponses.

Le but recherché par l’avocat de la banque n’est pas atteint. Lors du procès, il devra affronter une dame solide. Qui bénéficiera sûrement de l’indulgence du tribunal au cours de son témoignage.

La défense de la banque

La défense écrite de la banque suit peu de temps après. Elle nie devoir quoi que ce soit à Diane. Elle allègue entre autre que:

• Tous les documents relatifs à l’emprunt ont été complétés le même jour;

• Les renseignements inscrits à la proposition d’assurance l’ont été sur indication expresse de la demanderesse (Diane) et de feu Albert … le même jour;

• Par ailleurs, la demanderesse (Diane) et feu Albert … ont omis de révéler la lourde histoire médicale du défunt au moment de compléter les sections pertinentes et la signature de la proposition d’assurance.

Autrement dit, ce que la banque affirme noir sur blanc, c’est que Diane ment. La diffamation dont sont souvent victimes les gens ordinaires.

L’interrogatoire hors cour de Leblanc

J’informe l’avocat de la banque qu’à mon tour, je désire procéder à un interrogatoire hors cour. Et c’est monsieur Leblanc, le spécialiste de la banque, que je désire interroger.

L’interrogatoire de Leblanc a lieu.

Très sûr de lui, apparemment en pleine possession de ses moyens, Leblanc répond à mes questions. Malgré qu’il n’ait pas le dossier de Diane et Albert avec lui. Le dossier serait perdu selon lui. Plus de clients, plus de dossier…

Après l’interrogatoire, je prépare une réponse écrite à la défense de la banque.

Puis, Diane et moi attendons patiemment que soit fixée la date du procès.

L’avis d’audition arrive enfin: le procès aura lieu sous peu.

La préparation du procès

Je rencontre Diane à nouveau. À quelques reprises. Afin de finaliser sa préparation. Je fais de même avec son frère, qui sera aussi témoin.

À tous deux, je martèle ce que je répète inlassablement à mes clients d’affaires:

– On va vivre avec la vérité, on va périr avec la vérité, mais on ne dira rien d’autre que la vérité.

C’est banal. Je le sais. C’est même sans doute un peu naïf. Malgré tout, je crois en la vérité et en ses bienfaits. Et dans cette cause, la vérité est déterminante.

Diane est perméable aux conseils que je lui prodigue quant à la façon de témoigner devant le juge. On enseigne aux juges comment juger. Aux avocats comment plaider. Mais on n’enseigne pas aux gens ordinaires comment témoigner en Cour. C’est à l’avocat de remplir ce rôle. C’est un spécialiste. Lui aussi.

Un procès, ça se gagne ou ça se perd en fonction de son degré de préparation. Comme je le répète inlassablement à mes clients d’affaires, un procès ça se vit à deux: le client et l’avocat. Si on gagne notre cause, je prends 50% du mérite en j’en attribue 50% à mon client. Si on perd notre cause, je prends 50% du blâme en j’en attribue 50% à mon client. C’est aussi simple que cela.

Avec Diane j’ai confiance. La justice va triompher. Nous allons gagner. Ensemble. Contre la banque.

L’offre de règlement

Quelques jours avant le jour J, l’avocat de la banque me téléphone:

– Ma cliente a une offre de règlement hors cour à faire à votre cliente.

– Combien?

– Le paiement de la moitié de sa réclamation en capital et intérêts, chaque partie payant ses frais judiciaires.

Cette façon de procéder est typique aux parties qui sentent la soupe chaude. Faire une offre de règlement à l’autre partie quelques heures avant le procès.

Pourtant il aurait été si facile de formuler une offre de règlement n’importe quand depuis l’institution de l’action judiciaire. Depuis trois ans. Non. On attend à la dernière minute. Confiant que l’autre partie n’a pas ou n’a plus le goût ou le courage d’aller devant le juge. D’affronter le système judiciaire. D’être écrasé par le décorum du tribunal.

Diane me demande mon avis sur l’offre de règlement telle que formulée.

Je déteste donner mon avis sur la justesse ou non d’accepter une offre de règlement.

• Si je lui conseille d’accepter l’offre de règlement, le client peut penser que je ne désire pas aller plaider sa cause devant le tribunal. Que j’ai peur d’affronter l’adversaire.

• Si je lui conseille de refuser l’offre de règlement et que sa réclamation judiciaire est finalement rejetée par le juge, mon client m’en voudra jusqu’à la fin de ses jours. Ou des miens.

Ensuite, qui suis-je pour évaluer la quotité d’une offre de règlement? Pour les gens d’affaires, le fait de régler un dossier judiciaire à 50% de sa valeur n’affectera peut-être pas significativement la valeur de leur patrimoine. Pour les gens ordinaires, c’est souvent fort différent. La différence des gens ordinaires.

Je laisse donc Diane prendre sa décision. Seule. Après avoir soupesé avec elle nos chances d’obtenir victoire devant le tribunal. Après lui avoir mentionné le vieil adage, mille fois répété, mille fois vérifié: « Le pire des règlements vaut encore mieux que le meilleur des jugements. »

Diane décide. De refuser l’offre de règlement. De continuer jusqu’au bout. L’offre formulée est trop basse. Insultante. La banque rit de Diane. Elle le sent. On peut rire des gens ordinaires. Jusqu’à un certain point. Pas plus loin.

Je suis heureux de la décision de Diane. Il y a une injustice à réparer. Le juge va s’en occuper. J’en suis convaincu.

Le procès

Le matin du procès, Diane arrive tôt au Palais de justice. Accompagnée de son frère. Elle est nerveuse. C’est la première fois de sa vie qu’elle affronte la machine judiciaire. Là, elle en fait partie. Elle en est le carburant. Bien involontairement. Cela l’impressionne, l’effraie, l’inquiète, la stresse. Malgré tout, elle demeure telle que je la connais depuis maintenant trois ans. Digne. Naturelle. Humble. L’humilité des gens ordinaires.

L’identité du juge chargé d’entendre la cause est l’un des facteurs sur lesquels les avocats n’ont aucun contrôle. Dans certains cas, ça peut faire une différence. Très rarement. Le juge est un spécialiste. Lui aussi.

Pour ma part, l’identité du juge m’indiffère. Je fais confiance au système judiciaire. En ma capacité de présenter la cause. En celle de Diane de témoigner avec sincérité.

La cause procède donc devant le juge. Quelqu’un de bien. De très bien. Qui écoute. Quand on est juge, c’est fondamental d’écouter. Et de comprendre. Il en faut des qualités pour être juge. Pour être un spécialiste de la justice.

Diane témoigne. Puis son frère. De façon sincère. La sincérité des gens ordinaires.

En défense, la banque fait entendre Leblanc. Seulement Leblanc.

Chose curieuse, au cours de son témoignage, Leblanc rapporte des faits contraires à ceux révélés lors de son interrogatoire hors cour tenu dix-huit mois plus tôt.

Un contre-interrogatoire serré me permet de mettre en évidence ces contradictions flagrantes.

Leblanc ne sait plus que dire. Il hésite. Semble désarçonné. Chose sûre, il a perdu son attitude désinvolte adoptée lors de son interrogatoire hors cour.

À la fin du contre-interrogatoire qui dure une bonne heure, je n’en peux plus. D’entendre de telles inepties. De la bouche d’un spécialiste de la banque. Je conclus donc ainsi:

– En fin de compte, monsieur Leblanc, si je résume votre témoignage, vous dites n’importe quoi, n’est-ce pas?

Pourpre de colère, l’avocat de la banque se lève d’un seul bond et lance au juge:

– Objection, Votre Seigneurie! Ce n’est pas une façon de s’adresser à un témoin.

L’avocat de la banque a raison. Le plaideur doit demeurer maître de ses propres émotions. Toujours. Malheureusement.

Mais le juge rétorque aussitôt à l’avocat de la banque:

– Maître, avec ce que j’ai entendu aujourd’hui de la bouche de votre témoin (Leblanc), je considère que Me Allard est demeuré dans les limites de la décence.

En entendant ces paroles du juge, je viens de comprendre. Que Diane et moi avons gagné notre cause. Contre la banque. Le juge ne le dit pas comme tel. Mais lui aussi n’en revient pas du témoignage mensonger rendu par Leblanc.

Imaginez… Un spécialiste de la banque. Depuis plus de trente ans. Qui doit écouter. Qui doit conseiller. Qui doit avoir à cœur les intérêts des clients de la banque. Un menteur. A-t-il souvent menti auparavant? À qui? Aux clients de la banque? Aux gens ordinaires? Qui ont confiance?

Le jugement

Un mois après la conclusion du procès, je reçois le jugement écrit par la poste. Comme il se doit, je commence par la fin, en lisant les conclusions:

« La Cour accueille l’action de la demanderesse Diane… ».

Je suis fou de joie. Pour Diane. Elle le mérite.

Puis, j’effectue une lecture attentive du jugement.

Voici ce que retient le juge du témoignage de Leblanc:

« Tout au long de son témoignage, Leblanc fuit le regard du Tribunal, répond évasivement, contredit des réponses qu’il a déjà données lors d’un interrogatoire après défense tenu un an et demi avant le procès. Il a souvent l’air mal à l’aise… »

Voici maintenant ce que retient le juge du témoignage de Diane:

« En opposition, le témoignage de la demanderesse est empreint d’une évidente bonne foi, de sincérité et de franchise. Elle s’efforce de se rappeler les faits avec précision, répond sans hésiter aux questions, regarde le Tribunal bien en face, sans chercher à éviter le regard ni à le provoquer et donne tous les signes de dire la vérité. Son témoignage est corroboré en partie par son frère concernant les documents qu’elle a réussi à trouver en fouillant sa maison après la mort de son mari et surtout l’enveloppe non cachetée dans laquelle elle a finalement reçu la copie de la proposition d’assurance. »

Après cette appréciation de la valeur des témoignages, le juge conclut ainsi:

« Cela dit, le présent Tribunal croit que la version de la demanderesse est la vraie et que Leblanc ne leur a jamais expliqué la proposition d’assurance ni ne leur a posé les questions auxquelles il répondait pour eux en leur absence. »

Cette conclusion du juge est fort importante. Elle met en relief trois faits indéniables:

1) « …le présent Tribunal croit que la version de la demanderesse est la vraie… »

A contrario, le juge déclare que Leblanc a menti. Menti? Le spécialiste de la banque a menti? Celui qui doit écouter, conseiller et avoir à cœur les intérêts des clients de la banque a menti à une cour de justice? Celui qui est à l’emploi de la banque depuis 30 ans et qui la représente devant les tribunaux dans cette cause a menti? Oui. Aussi répugnant que cela puisse paraître aux gens ordinaires, il a menti.

2) « …et que Leblanc ne leur a jamais expliqué la proposition d’assurance ni ne leur a posé les questions… »

Incroyable. Le spécialiste de la banque n’a pas rempli adéquatement son rôle de conseiller auprès de clients tels Diane et Albert. Clients de la banque depuis vingt ans.

3) « … questions auxquelles il répondait pour eux en leur absence. »

Là, c’est encore plus grave. Non seulement Leblanc n’a pas conseillé Diane et Albert mais en plus il a rempli un formulaire d’assurance crucial. En cochant « oui », en cochant « non ». En leur absence. Sans jamais leur avoir posé une seule question en ce sens. Pour beaucoup moins que cela, des employés ont déjà été congédiés. Leblanc, lui, travaille toujours pour la banque…

Le juge résume fort bien le rôle de Leblanc au sein de la banque:

« Pour Leblanc, depuis plus de 30 ans à la banque, l’histoire des formulaires fait partie de sa routine et il les expédie rapidement, sans trop porter attention. Quant à la proposition d’assurance, elle est une simple formalité, profitable à la banque de toute façon ainsi qu’aux débiteurs (Diane et Albert). Il reconnaît n’avoir eu aucune formation spéciale en assurance, ni n’avoir suivi de cours à ce sujet. Il n’est pas surprenant qu’il attache si peu d’importance aux questions de santé s’il ignore leur conséquence sur l’assurabilité. On comprend aussi que l’entrevue n’ait duré que vingt minutes. »

Comment une banque, qui prétend être à l’écoute de ses clients, les conseiller et avoir à cœur leurs intérêts, peut laisser ces mêmes clients, des gens ordinaires, entre les mains d’employés chargés de vendre de l’assurance, alors qu’elle ne forme nullement ses employés en ce sens?

Comment une banque peut-elle être aussi irresponsable, insouciante, négligente, irrespectueuse et même dangereuse vis-à-vis sa clientèle et n’encourir aucune réelle sanction, autre qu’une simple condamnation monétaire au civil?

Car même si Diane a gagné sa cause, les employés de la banque ne sont toujours pas formés pour vendre de l’assurance. Et ils continuent d’en vendre. Aux gens ordinaires. Qui ont confiance.

Pourtant le juge écrit noir sur blanc:

« Cette dernière (la banque) a l’obligation de former son personnel de façon à remplir adéquatement son devoir d’informer, d’instruire et de renseigner ses clients. »

Quelle suite sera donnée à cette affirmation judiciaire? Aucune, je le crains…

L’article du journal

Avant le procès, j’avais indiqué à l’avocat de la banque qu’en cas de victoire de Diane contre la banque, les journaux pourraient sans doute être intéressés par toute cette histoire. Il n’avait nullement semblé impressionné par mon propos. Il l’avait assimilé à du chantage.

Quelques jours après que jugement soit rendu, sans aucune intervention de ma part, un quotidien publie un article d’une page sur l’histoire de Diane et l’issue du procès.

Un article dans les journaux. L’impact est immédiat mais très souvent sans suite tangible. La mémoire populaire est volatile. On ne peut blâmer personne. D’autres chats doivent être fouettés. Le fardeau quotidien des gens ordinaires.

L’absence d’appel

La banque ne porte pas en appel le jugement rendu contre elle. Elle paie le montant de la condamnation. En capital, intérêts et frais judiciaires. De l’argent. Pas d’excuses. Non. Pas à une ancienne cliente.

Aujourd’hui

Aujourd’hui, Diane est toujours veuve. Toujours sans sa maison de rêve. Mais avec un peu plus d’argent dans ses poches. Remarquez qu’elle aurait préféré garder sa maison de rêve et avoir moins d’argent dans ses poches. Mais le sort en a décidé autrement. Le sort des gens ordinaires.

Diane a dû payer mes honoraires. Il est triste que Diane ait eu à les payer. La banque aurait dû les acquitter. Intégralement.

Autrement dit, les gens ordinaires sont toujours perdants. Même lorsqu’ils gagnent en Cour.

Les leçons à tirer

Que retenir de toute cette saga?

Diane… Elle demeure silencieuse. Elle est discrète. Elle ne veut pas être sous les feux de la rampe. Elle ne le peut pas. Elle habite toujours la petite municipalité. Où chacun connaît l’autre. C’est pourquoi son nom de famille n’apparaît nulle part dans le présent texte.

Mais si Diane s’exprimait, elle vous donnerait sans doute les conseils suivants:

  1. Faites confiance à de vrais spécialistes. Ne vous laissez pas endormir par la publicité.
  2. Faites confiance à vos yeux et votre jugement. Lisez et comprenez toujours avant de signer.
  3. Faites confiance à la justice. Elle peut parfois paraître lente, rébarbative, inquiétante, coûteuse, inaccessible. Mais elle arrive généralement à bon port. N’hésitez pas à faire valoir vos droits.

La banque… Je ne la nomme pas. Qu’est-ce que cela donnerait? Rien. Toutes les banques se ressemblent. Des sœurs jumelles. Seul leur nom diffère. Si la banque concernée par l’histoire de Diane se reconnaît, tant mieux. Elle connaît désormais un peu plus Diane. Son ancienne cliente. Celle que la banque aurait dû écouter, conseiller et avoir les intérêts à cœur. Alors qu’il le fallait. Alors qu’il en était encore temps.

Moi… Je retourne m’occuper de mes clients d’affaires. Répondre à leurs questions. Régler leurs problèmes. Plaider leurs procès. Toutefois, à l’avenir, je serai plus sensible. Plus sensible au rôle que mes clients d’affaires désirent que je joue. Celui d’un spécialiste. Qui écoute. Qui conseille. Qui a à cœur les intérêts de ses clients. De ses clients d’affaires. Qui sont souvent des gens ordinaires. Qui font confiance aux spécialistes.

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